Aretha Franklin a chanté son époque

La chanteuse américaine Aretha Franklin est morte le jeudi 16 août, à l’âge de 76 ans. Elle a vendu 75 millions de disques et demeure l’artiste féminine qui a vendu le plus de vinyles de tous les temps. Cette grande dame a contribué au « mieux-être » de la communauté noire…

Photo Aretha

«Aretha Franklin a chanté son époque, avec son époque, et pour son époque»

Par Isabelle Hanne, correspondante à New York — 16 août 2018 à 18:58

Daphne Brooks, professeure d’études Afro-américaines à l’université Yale, revient sur la figure d’Aretha Franklin et sa place dans l’histoire musicale et nationale.

 «Aretha Franklin a chanté son époque, avec son époque, et pour son époque»

Daphne Brooks, 49 ans, professeure d’études afro-américaines à l’université Yale, écrit sur la question raciale, le genre et la musique populaire. Elle a ­notamment travaillé sur le parcours d’Aretha Franklin pour son ­livre Subterranean Blues : Black Women and Sound Subcultures (à paraître) et a donné plusieurs conférences sur la Queen of Soul, qu’elle a rencontrée à l’occasion d’une lecture à Princeton qui lui était dédiée. Elle s’intéresse ­particulièrement aux moments où les artistes Afro-Américaines se retrouvent à la croisée entre les ­révolutions musicales et la grande histoire nationale, Aretha Franklin étant la figure ty­pique de ces intersections.

Que représente Aretha Franklin pour vous ? Quels sont vos ­premiers souvenirs d’elle ?

J’ai grandi dans les années 70 en Californie, dans une famille qui écoutait de la musique en permanence alors qu’elle avait déjà acquis le statut de «Queen of Soul». Elle a toujours été omniprésente dans mon monde.

Comment est-elle devenue l’un des objets de vos recherches ?

La musique d’Aretha Franklin, c’est le son de la conquête des droits ­civiques, du Black Power, ce ­mélange de joie, de blackness, ce sens de la fierté, notre héritage afro-amé­ricain. Elle a su trans­mettre cette beauté intérieure dans ses chansons.

Quels sont les liens entre Aretha Franklin et le mouvement de lutte pour les droits civiques ?

Ils sont nombreux. Son père, C.L. Franklin, était ce pasteur très célèbre à Detroit et son église, la New Bethel Baptist Church, un haut lieu du combat pour les droits civiques. Il galvanisait un public noir à travers ses sermons diffusés à la radio pendant les années 50 [puis commercialisés sur disque, ndlr]. Il accueillait Martin Luther King lors de ses séjours à Detroit. Aretha Franklin a d’ailleurs accompagné ce dernier à plusieurs manifestations et chanté lors de ses funérailles. Mais cette connexion ne se limite pas à ces liens familiaux. Sa musique, elle aussi, s’inscrit dans ce contexte historique. Il y a, bien sûr, son ADN gospel. Et pas seulement : Respect, la chanson écrite par ­Otis Redding mais réinterprétée par Franklin en 1967, une année pivot [l’année du «Long, Hot Summer», une série d’émeutes raciales], est devenue instantanément un hymne des droits civiques, de l’émancipation des Noirs, du Black Power et du mouvement féministe. Trois ans plus tôt, en 1964, elle avait déjà ­enregistré Take a Look, dont les paroles avaient fortement résonné lors du «Freedom Summer», cet été où des centaines d’étudiants ont risqué leur vie pour inscrire des Noirs sur les listes élec­torales du Mississippi [«Lord, what’s happening / To this human race ? / I can’t even see / One friendly face / Brothers fight brothers / And sisters wink their eyes […] / Just take a look at your children / Born innocent / Every boy and every girl / Denying themselves a real chance / To build a better world.»]Dans sa musique elle-même, elle a su articuler ce chagrin et ce regard sur l’humanité si propre à la soul music.

Vous dites qu’elle n’a pas seulement été une voix des droits ci­viques, comme Nina Simone, mais qu’elle a également eu un impact sur le féminisme afro-américain ?

Aretha a chanté son époque, avec son époque, et pour son époque. Avec des chansons comme Natural Woman, elle s’est aussi exonérée d’une certaine image pour se ­connecter au mouvement féministe moderne, au féminisme noir. Très tôt dans sa carrière, elle s’est donné le droit de chanter les tourments émotionnels des Afro-Américaines avec tellement de genres musicaux différents : c’était son appel à l’action, à l’émancipation des Noires aux États-Unis. Elle a chanté la ­bande-son complexe de la femme noire qui se réinventait. Elle montre que cette dernière peut être un ­sujet doué d’émotions complexes, d’une volonté d’indépendance… Toutes ces choses qui ont été si longtemps refusées aux Afro-Américains aux États-Unis. Elle a vraiment été dans la droite ligne du Black Power : désormais, les Noirs montrent qu’ils n’ont pas besoin de s’excuser d’exister.

Elle a aussi été cette icône aux tenues extravagantes, luxueuses, en perruque et fourrure. Peut-on dire qu’elle a participé à façonner une certaine féminité noire ?

Oui, mais comme d’autres activistes ou artistes noires, telle Diana Ross par exemple, qui ont en effet développé cette image de la beauté noire glamour, somptueuse. Mais elle a également montré, dans les années 70, une image plus afrocentriste, avec des tenues plus sobres et une coiffure afro.

A bien des égards, Aretha Franklin est une synthèse des Afro-Américains…

Elle est née dans le Sud, à Memphis (Tennessee), mais elle a grandi dans le Nord, à Detroit, dans le Michigan. Sa famille a fait comme des millions d’Afro-Américains au milieu du XXe siècle : ils ont déménagé du Sud vers le Nord, ce phénomène qu’on appelle la Grande Migration [de 1910 à 1970, six millions d’Afro-Américains ont émigré du sud des Etats-Unis vers le Midwest, le Nord-Est et l’Ouest, pour échapper au racisme et tenter de trouver du travail dans les villes indus­trielles]. Elle a aussi su faire la synthèse ­entre tous les genres musicaux afro-américains, de la soul au r’n’b, de la pop au jazz. Aretha Franklin fait partie, fondamentalement, de l’histoire des Noirs américains. Elle appartenait à cette génération d’Afro-Américains qui a sondé l’identité noire, qui venaient du Nord comme du Sud, urbains comme ruraux, passionnés de jazz, de blues, de r’n’b et de pop. Le tout en se battant pour faire tomber les murs de la ­culture Jim Crow [les lois qui organisaient la ségrégation raciale] à travers l’agitation sociale et la performance artistique.

 

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